En complément à l’éditorial dans le Syndicalement Vôtre Vol. 30, No. 7 , voici une brève chronologie des décisions de la Cour suprême du Canada sur la reconnaissance du droit d’association, du droit à la libre négociation et du droit de grève reconnus dans par la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi que de la façon dont les employeurs et autres tribunaux ont pris en compte ce qui est maintenant connu comme la Trilogie de la Cour suprême.

La trilogie de la Cour suprême (janvier 2015)

En janvier 2015, la Cour suprême du Canada rend coup sur coup, dans un litige opposant les membres de la Gendarmerie Royale du Canada représentés par la Saskatchewan Federation of Labour, trois jugements favorables aux prétentions ancestrales syndicales. Les juges concluent que la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux travailleuses et travailleurs, le droit d’association (lire ici même aux policiers ou travailleurs autonomes), le droit à la libre négociation (visant notamment les gouvernements employeurs) et le droit de grève.

Ces jugements, attendus dans les milieux syndicaux depuis des années, établissent que toutes les catégories de personnel ont le droit de se regrouper pour négocier. Ils confirment que les employeurs-législateurs doivent négocier de bonne foi, sans abuser de leur pouvoir exclusif d’adopter une loi spéciale pour mettre fin à la négociation ou à une grève, et finalement, que le recours à la grève est légal, dans un esprit de rapport de force pour conclure une entente, au même titre que le lockout est une stratégie patronale pour arriver aux mêmes fins.

La Cour suprême est le plus haut tribunal du pays et ses décisions demeurent sans appel. Toutes les législatures doivent en tenir compte dans l’élaboration de leurs lois et dans la gestion des affaires courantes de l’État.

Dans un esprit de syndicaliste, la Cour suprême fermait ainsi à double tour le recours abusif des gouvernements fédéral et provinciaux à adopter des lois spéciales, quand ils avaient décidé que la négociation avait assez duré, mais…

Le CSE confié au TAT (janvier 2016)

Un an plus tard, le gouvernement du Québec procède à une réforme en fusionnant le Conseil des services essentiels, la Commission sur l’équité salariale, la Commission des normes du travail (CNT) ainsi que la Commission de la santé-sécurité du travail (CSST), en plus d’assujettir les tribunaux d’arbitrage, devenu le Tribunal administratif du travail (TAT) à la superstructure qu’il forme, soit la Commission des normes de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Le gouvernement du Québec explique que cette réforme vise à simplifier la procédure pour recourir à ces institutions.

 

La grève des juristes de l’État du Québec (octobre 2016-février 2017)

Les avocats et notaires de l’État québécois (LANEQ) déclenchent la grève en octobre 2016 après 15 mois de négociations infructueuses. En février 2017, à la veille de présenter son budget, le gouvernement québécois voyant des pertes de revenus avec la collecte d’amendes qui pourraient tomber en vertu de l’arrêt Jordan. Le gouvernement Couillard adopte, malgré la Trilogie de la Cour suprême, une loi spéciale forçant le retour au travail des juristes québécois, leur interdisant le recours à la grève pour les trois prochaines années et les obligeant à revenir négocier. LANEQ a respecté le décret de cette loi-matraque pour éviter les fortes amendes prévues, mais a aussitôt contesté la validité de cette loi adoptée par l’employeur-législateur. La Cour supérieure du Québec a donné raison à la partie syndicale en septembre 2019 en déclarant cette loi inconstitutionnelle et affirmant que son invalidité est rétroactive, sans toutefois accorder de dommages financiers aux juristes.

 

La grève des travailleurs du CN (novembre 2019 – janvier 2020)

Le 17 novembre 2019, les quelque 3200 cheminots et agents de triage du Canadien National (CN), représentés par le syndicat des Teamsters, déclenchent la grève générale illimitée, forts d’un vote favorable à 99,2%. Les gouvernements provinciaux crient à l’unisson au gouvernement fédéral d’adopter une loi spéciale pour forcer le retour au travail « pour faire rouler l’économie ». Le gouvernement Trudeau résiste à ses homologues des provinces, évoquant que la Trilogie de la Cour suprême oblige à négocier de bonne foi et à ne pas utiliser les lois spéciales à tout moment. Le 26 novembre, les parties s’entendent sur un projet de règlement. Le 31 janvier, les personnes syndiquées appuient l’entente de principe à 91,3% et le conflit prend fin, sans recours à une loi spéciale. Les Teamsters ont souligné le courage du premier ministre Trudeau de ne pas répondre au chant des sirènes et de respecter les droits de grève et de la libre négociation sans coup de force de l’employeur.

 

La grève des débardeurs du Port de Montréal (juillet 2020 – avril 2021)

La convention collective étant échue depuis décembre 2018, les débardeurs du Port de Montréal, représentés par le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) affilié à la FTQ, votent à 99,4% un mandat de grève de deux jours en février 2020. Deux autres mandats de grève de quatre jours sont par la suite adoptés à 99% et exercés en juillet et en aout. Le 11 aout, les membres du SCFP, section locale375, adoptent un mandat de grève générale illimité, après 68 rencontres de négociation où l’employeur ne veut pas renégocier l’horaire de travail qui impose une disponibilité 24/24, 19 jours/21 jours. L’employeur réclame que le Port de Montréal soit reconnu comme un service essentiel pour toutes ses opérations et la Commission canadienne des relations industrielles rejette cette requête. Le Syndicat s’engage à décharger les cargos qui transportent de la nourriture pour montrer sa bonne foi. Les parties conviennent d’une trêve pour effectuer un autre blitz de négociation. Le 19 avril 2021, les 1100 membres du Syndicat des débardeurs du Port de Montréal déclenchent à nouveau la grève générale illimitée, forts d’un mandat adopté à 99,3%. La chorale des premiers ministres Legault, Ford et compagnie, reprend et réclame encore une loi spéciale, toujours pour faire rouler l’économie. Et cette fois-ci, c’est entendu comme de la musique aux oreilles du premier ministre Trudeau qui adopte, après seulement une semaine de grève, une loi spéciale forçant le retour au travail des débardeurs. Les membres du syndicat affilié au SCFP sont rentrés, mais ils ont aussitôt eux aussi contesté cette loi qui viole le droit de grève et le droit à la libre négociation. Le SEOM a d’ailleurs offert à ce syndicat un montant de solidarité pour soutenir la lutte juridique contre les coups de force unilatéraux patronaux.

Grève des professionnelles et professionnels de Revenu Québec (septembre 2022 – février 2023)

La convention collective des professionnelles et professionnels de Revenu Québec, affiliés au Syndicat des professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ), est échue depuis le 31 mars 2020, comme celle de tous les employés du secteur public. Ces syndiqués ont cependant rejeté les offres patronales présentées par le gouvernement Legault en 2021 et ont poursuivi les négociations.

En septembre 2022, pour faire pression contre la lenteur des négociations, les membres du SPGQ déclenchent une grève du travail les soirs et les fins de semaine. Les parties conviennent d’accomplir toutes les tâches liées aux versements des pensions alimentaires pour éviter des conséquences évidentes pour les familles.

Le 16 janvier 2023, devant la fermeture de l’employeur à répondre aux demandes syndicales, les quelque 5800 syndiqués du SPGQ adoptent à 84% un mandat de grève générale. L’avis de GGI est diffusé le 24 janvier.

Dès le lendemain, l’employeur dépose une plainte au TAT prétextant que cette grève est illégale. Le 1er février, le TAT rend un verdict favorable à la partie patronale en déclarant l’avis de grève sans valeur légale et sans effet puisque les parties ne se sont pas entendues sur les services essentiels à maintenir durant l’arrêt de travail.

Le TAT, l’organisme qui a absorbé le Conseil des services essentiels (CSE) dans une méga fusion, redéfinit ainsi les services essentiels qui ont toujours sous-entendu des services qui mettent en péril la santé et la sécurité des citoyens. Par exemple, des services médicaux, policiers, de transmission d’électricité, etc. Au début des années 2000, les commissions scolaires ont demandé à deux occasions au CSE de considérer les services d’enseignement comme essentiels. D’abord en 2001, lors de la grève sur l’équité salariale des membres de l’Alliance des professeures et professeurs de Montréal, ensuite en 2005, contre tous les membres des syndicats affiliés à la FSE pour avoir lancé le boycottage des devoirs aux élèves et de la prise des absences en classe. Dans les deux cas, le CSE a rejeté les prétentions patronales qu’il s’agissait de services essentiels.

Cette décision surprenante du TAT de faire fi de la trilogie de la Cour suprême, de la jurisprudence de la Cour supérieure, du refus de la Commission des relations industrielles de considérer tous les services du Port de Montréal comme essentiels et de ne pas considérer la garantie offerte par les employés de Revenu Québec de délivrer tous les services liés aux pensions alimentaires « comme une entente pour assurer des services essentiels », a solidement secoué l’univers syndical par son caractère sans précédent.

Le SCFP n’a pas eu le temps d’évaluer ses options de contester la décision du TAT, car les négociations ont soudainement débloqué et les parties se sont entendues le 8 février sur un projet d’entente qui sera soumis éventuellement aux membres du SCFP.

Est-ce là une exception qui confirme la règle que les employeurs, surtout les employeurs-législateurs, ne pourront pas abuser de leur pouvoir et changer les règles de négociation quand ils estiment que la négo a assez duré? Est-ce là l’exception qui confirme la règle que le gouvernement ne veut plus d’arrêt de travail, considérant les services de Revenu Québec aussi essentiels que ceux des milieux hospitaliers, policiers ou d’approvisionnement en électricité ?

Le Tribunal fait-il outrage au tribunal ?

Est-ce que le tribunal commet-il un outrage au tribunal quand il écarte des jugements récents de la Cour suprême et de la Cour supérieure qui abordent précisément les droits de grève et à la libre négociation ?

Le règlement rapide après cette décision étrange ne permettra pas de répondre à la question précédente. Ce n’est que partie remise.

Si les services de Revenu Québec sont maintenant essentiels, comment les services d’enseignement, de la petite enfance, d’émission de permis de tous genres seront-ils considérés ? Ces travailleuses et travailleurs pourront-ils aussi exercer leur rapport de force dans les négociations avec un employeur-législateur qui ne respecte pas les droits constitutionnels confirmés par la Cour suprême et réaffirmés par la Cour supérieure du Québec il y a moins de trois ans ?